L’effet Baie des Cochons
1. L’effet Baie des cochons désigne l'un des inconvénients de la pensée de groupe, lorsque personne n’ose émettre le moindre doute quant à une décision, même si, en réalité, personne n’y croit. Dommage ! Bien sûr, ce nom fait référence à l’échec retentissant du débarquement américain à Cuba.
2. Petit rappel historique : le 17 avril 1961, l’administration américaine de John F. Kennedy organise le débarquement d’environ 1 400 exilés cubains dans la Baie des cochons à Cuba. Objectif : renverser le gouvernement de Fidel Castro. L’échec sera cuisant : 114 tués, 1 189 prisonniers et une humiliation internationale pour les Etats-Unis. L’une des raisons pouvant expliquer ce revers, est assez incroyable : alors que personne ne croyait à cette opération, personne n’a fait part de ses doutes à John F. Kennedy.
3. Le psychologue américain Irving Janis a été le premier à analyser en profondeur le cas d’école de la Baie des cochons. Les conseillers de Kennedy exprimaient leurs doutes en privé mais devenaient subitement silencieux dès qu’ils étaient en groupe.
4. Pour Janis, cet échec illustre parfaitement les conclusions de ses travaux sur la dynamique de groupe : contrairement à ce que l’on croit spontanément, une décision collective s’avère souvent irrationnelle car l’évitement du conflit et la recherche de consensus priment sur l’analyse. Par conformisme, par peur d’apparaître comme le maillon faible (ou le casse-pied de service), chaque participant aura le réflexe de se ranger à l’avis dominant - réel ou supposé - du groupe ou du chef.
5. Cet effet met aussi en lumière le malaise des membres d’une organisation face à l’incertitude. L’entourage de Kennedy estimait en réalité les chances de réussite de ce débarquement à seulement 30 %. Or, dans les rapports transmis au président américain, les chiffres avaient disparu pour laisser place à l’expression “fair chance of success”, soit “de bonnes chances de succès" (source : The Art of Uncertainty, D. Spiegelhalter), ce qui n’est pas la même chose, n’est-ce pas ?
6. Comment éviter l’effet Baie des Cochons ?
De la méthode avant tout : mieux vaut décider comment décider… avant de décider. En clair, si vous voulez prendre une décision avant d’avoir décidé qui, quand, comment, selon quels critères, etc. l’effet Baie des cochons vous guette. Le processus de décision compterait en effet six fois plus que l’analyse de la situation (source : The Case for Behavioral Strategy, Mc Kinsey).
Recourir à la diversité cognitive : plus les profils constituant une équipe seront hétérogènes, moins l’effet Baie des Cochons aura des probabilités de se produire.
Faire parler les chiffres : si les mots peuvent être mal interprétés, les chiffres, eux, restent objectifs. Mieux vaut donc annoncer une probabilité de réussite de 30 % plutôt que de “bonnes chances de réussite”.
7. Pour bien comprendre la différence que peut faire un doute exprimé à haute voix, laissons le dernier mot à JFK :
“Nous étions une cinquantaine, soi-disant les personnes les plus expérimentées et les plus intelligentes. Et quand cela commença à mal tourner, nous nous sommes tous regardés en nous demandant, mais comment avons-nous pu être aussi stupides ?”
Certes, on ne peut pas refaire l’histoire mais on peut imaginer que si une seule de ces cinquante personnes avait dit ce qu’elle pensait vraiment, le désastre de la Baie des Cochons n’aurait peut-être pas eu lieu.
La leçon à tirer
Ah, si seulement on pouvait arrêter de qualifier d’oiseau de mauvaise augure, toute personne osant émettre la moindre minuscule ombre de doute ! Et, oui, c’est bien une requête personnelle…
Pour aller plus loin
How JFK Inspired the Term ‘Groupthink’ - Neuroleadership Institute
The case for behavioral strategy Olivier Sibony & Don Lovallo, Mc Kinsey Quaterly
Victims of groupthink: A psychological study of foreign-policy decisions and fiascoes - American Psychological Association
Le classique de Irving Janis - Victims of groupthink, A psychological study of foreign-policy decisions and fiascoes
Le film à voir ou revoir : quand un seul homme ose remettre en cause la pensée d’un groupe entier - 12 hommes en colère - Sidney Lumet - 1957
NewsGuard contre la mésinformation
1. Société américaine fondée en 2018 par deux journalistes, Steven Brill et Gordon Crovitz, avec le soutien de la fondation Knight, NewsGuard propose des outils permettant d’évaluer la fiabilité des sources d’information disponibles sur Internet, réseaux sociaux et podcasts inclus.
2. Réalisée par des journalistes (oui, des humains…) “en fonction de critères journalistiques apolitiques”, cette évaluation apparaît sous la forme d’une note sur 100, addition des notes obtenues sur neuf critères liés à la crédibilité et à la transparence. Le détail de ce score est indiqué sous la forme d’une “étiquette nutritionnelle” similaire à celles figurant sur nos paquets de céréales.
3. Autre aspect de cette analyse : avec son outil Misinformation Fingerprints, NewsGuard identifie les fake news et autres fausses histoires publiées sur Internet et les réseaux sociaux et, en le couplant à des outils d’IA, permet d’en suivre précisément la propagation.
4. C’est là que ça devient intéressant pour les entreprises car elles peuvent savoir en continu ce qu’il se dit sur elles, détecter rapidement ces rumeurs qui ruinent une réputation en quelques heures, et prendre les meilleures mesures possibles… si c’est encore possible. Pas gagné !
5. Enfin, NewsGuard permet aux entreprises de répondre à un autre enjeu d’image et d'éthique : garantir que leurs campagnes de publicité n’atterrissent pas par allocation automatique, sur des sites de propagande ou de désinformation, au risque non seulement de discréditer leur message mais aussi de financer involontairement ces sites toxiques.
6. D’autant plus que ça se complique encore : en juillet 2024, NewsGuard a détecté un milliers de sites d’information aux titres apparemment sérieux (Ireland Top News, Daily Time Update, etc.) entièrement générés par IA, sans supervision humaine et sans que cela soit indiqué. Ces "Unreliable AI-Generated News Sites" (UAINS) peuvent annoncer des événements qui n’ont jamais eu lieu, des morts qui ne sont pas morts, des nouvelles vieilles de plusieurs années… et bien sûr propager des thèses complotistes. Le degré au-dessus est le site opéré par des puissances étrangères (un petit parfum de Guerre froide…) pour lequel sont générés des articles de propagande pure et dure, inventant une réalité qui n’existe pas. Là aussi, les entreprises peuvent ignorer qu’elles financent ce genre de sites par leur publicité.
7. Newsguard est à différencier des sites de fact checking tels que AFP Factuel, PolitiFact, FactCheck, BBC Reality Check, qui vérifient l’exactitude d’une information, d’un article, d’une image en particulier, mais n’effectuent pas un suivi permanent et systématique des sources.
La leçon à retenir
Si vous avez l’impression de tomber dans un abîme sans fin, c’est normal…
Pour aller plus loin
Le communiqué de presse Stanford researchers find that 67% of advertisers unknowingly place ads on misinformation websites; study also documents risk of significant consumer backlash - NewsGuard
Le papier Companies inadvertently fund online misinformation despite consumer backlash | Nature
Le papier Crowds Can Effectively Identify Misinformation at Scale - PubMed