L’effet d’insatisfaction permanente ou le “changement de concept induit par la prévalence”
1. Le changement de concept induit par la prévalence (prevalence-induced concept change ou PICC), que nous pourrions surnommer “l’effet d’insatisfaction permanente”, met en lumière notre curieux rapport aux “problèmes”. Selon cet effet, lorsque nous parvenons à résoudre nos problèmes, nous n’en devenons pas plus heureux pour autant. Pire, nous nous efforçons d’en créer de nouveaux, moins graves tout de même, afin de combler le vide laissé par ceux que nous avons résolus. Nous sommes une espèce compliquée !
2. Ce phénomène a été décrit par les psychologues américains David Levari et Daniel Gilbert dans une série d’études publiée par Science en 2018. Ils démontrent ainsi que lorsqu’un problème devient moins fréquent, nous avons tendance à considérer des effets moins graves comme tout aussi problématiques.
“When problems become rare, we count more things as problems. Our studies suggest that when the world gets better, we become harsher critics of it, and this can cause us to mistakenly conclude that it hasn’t gotten better at all. Progress, it seems, tends to mask itself.”
Daniel Gilbert
3. Quelques exemples :
Le wifi : lorsque le wifi devient disponible dans un endroit où nous ne l’avions pas, c’est un véritable progrès. Nous sommes contents. Pourtant, si le wifi s’avère être parfois lent, cela devient un problème que nous considérons comme tout aussi irritant que lorsque nous n’avions pas de wifi. Pourtant un wifi lent vaut mieux que pas de wifi du tout, non ?
Les escaliers : ils ont autrefois représenté un véritable progrès mais, aujourd’hui, c’est l’absence d’ascenseurs qui devient source de frustration.
Les contrôles aux aéroports : en l’absence de personnes présentant un risque réel, les responsables de la sécurité vont commencer à contrôler des personnes présentant un niveau moindre de danger, et ainsi de suite. Après tout, il faut bien garder son job. Et puis “better safe than sorry” comme on dit.
4. Génération “problèmes de riche”... Selon les travaux de Levari et Gilbert, plus une situation s’améliore, plus notre seuil de tolérance baisse. Alors que nous avons de moins en moins de problèmes, nous sommes de plus en plus agacés par des problèmes de moins en moins graves. Résultat : dans une situation similaire, nous sommes moins satisfaits que les générations précédentes.
5. Il s’agirait moins d'un biais psychologique que du résultat de notre évolution. Selon Levari, nos cerveaux humains auraient évolué de sorte que nous soyons en permanence en état d’alerte, ce qui nous permet de réagir plus vite, de mobiliser moins d’énergie et de décider plus rapidement. Ces réflexes peuvent être une question de vie ou de mort face à un danger imminent.
6. Ce phénomène expliquerait notre “crise de confort” actuelle. Dès qu’un progrès apparaît, nous nous y adaptons, et la situation qui nous convenait auparavant devient inacceptable. Le confort d’aujourd’hui deviendra l’inconfort de demain.
7. Cette situation non seulement nous empêche de profiter pleinement de la vie, mais joue également sur notre santé, l’anxiété générée pouvant entraîner des maladies chroniques. Il serait appréciable pour notre bien-être psychique et physique de sortir de ce cycle sans fin…
La leçon à tirer
A ce sujet, j’aurais aimé vous recommander un documentaire passionnant de Mickaël Gamrasni, qui nous plonge dans ce qu’ont vécu nos parents, grands-parents, arrière-grands-parents, pendant les “trente glorieuses” dans une France qui malgré tout n’était pas si éloignée de celle d’aujourd’hui. Le confort était tout relatif selon nos critères actuels, et pourtant certains regrettent ces années soit-disant dorées qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Nous serions assez surpris des conditions de vie générales de cette époque “mythique”...
Pour aller plus loin
Le livre The comfort crisis - Michael Easter
The Quiet Power of Rejecting “Comfort Cree - Charlie Brown
L’inoubliable Jean-Pierre Bacri, l’éternel insatisfait
Le régime Mump
1. Un nouveau mot vient d’apparaître et il risque de nous servir pendant un moment (le plus court possible !) : le régime Mump. Non, il ne s’agit d’une nouvelle façon farfelue de s’alimenter mais bien d’un régime tel qu’on le conçoit en politique. Ce néologisme est la contraction de Musk et de Trump. Notez bien l’ordre d’apparition de ces deux noms qui laisserait sous-entendre que Musk arrive avant Trump, ce qui n’est peut-être pas un hasard.
2. L’inventeur de ce terme n’est autre que Timothy Snyder, historien américain spécialisé dans l’histoire de l’Union soviétique, de l’Europe de l’Est et de l’holocauste, diplômé d’Oxford et de Brown (entre autres), professeur à Yale (entre autres également). Un CV impressionnant. Tout ce que les trumpistes détestent. J’oubliais, il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages dont certains sont des best-sellers : On Tyranny (De la tyrannie chez Gallimard), On Freedom (De la liberté toujours chez Gallimard)...
3. Selon Timothy Snyder, la seconde victoire de Trump (il n’y en aura pas de troisième car soit il aura respecté la Constitution interdisant un troisième mandat, soit il gardera le pouvoir au-delà des quatre ans prévus, soit… il sera mort) conduit non pas à un gouvernement démocratique classique mais à une oligarchie, ce régime politique dans lequel le pouvoir est détenu par un petit groupe d'individus riches et puissants.
4. Le problème, s’il en fallait un de plus, est que Musk, bien qu’il ne soit pas élu (ni ne puisse être élu président des Etats-Unis puisque l’une des conditions sine qua non pour être candidat est d’être né sur le sol américain), pourrait bien être la personne véritablement dominante dans cette oligarchie. Car, est-il utile de le rappeler, Elon Musk est l’individu le plus riche de la planète, bien plus riche que Donald Trump qui en comparaison fait figure de vague petit bourgeois. Pourquoi est-ce important ? Musk a donné des sommes colossales pour la campagne de Trump, il le soutient sur X, etc. En clair, Trump et ses alliés lui sont redevables.
5. L’idée la plus intéressante développée par Timothy Snyder est que ce régime n’a en réalité même plus besoin de Trump pour exister. L'intérêt de Musk pourrait être de dégager Trump soit en le faisant passer pour fou (ça ne devrait pas être trop difficile), soit en faisant porter la faute du chaos indescriptible qui pourrait bien se préparer à coups de droits de douane exorbitants et de déportation d’une main d’oeuvre pourtant indispensable dans certains secteurs, à un Trump si dévalorisé qu’il devrait laisser la place à son vice-président, J. D. Vance, nettement plus présentable mais tout aussi redevable à la Paypal mafia puisque c’est Peter Thiel qui l’a présenté à Trump et donc mené à la vice-présidence.
6. Timothy Snyder a établi un court glossaire pour nous permettre de nous repérer dans ce nouveau monde. Deux mots pourraient nous être particulièrement utiles :
Mumpers : tous les personnes proches du pouvoir. Snyder inclut les “techs” d’origine sud-africaine (Musk, Thiel, Sacks) sans oublier Trump et Vance ainsi que leur entourage…
Mumpets : toux ceux qui acceptent de se soumettre à Musk. A rapprocher de puppets (marionnettes) et de pets (animaux de compagnie). Si cela vous rappelle le muppet show, c’est normal.
The origins of technofascist oligarchy was the subject of my earlier book, The Road to Unfreedom.
Timothy Snyder
7. Il est à noter que mumps en anglais est aussi le nom d’un virus, celui des oreillons… qui nous gonflent bien et peut conduire, en cas de complications, à une inflammation du cerveau. Si c’est la science qui le dit, je m’incline.
La leçon du jour
J’espère pouvoir relire ce petit article dans quelques mois et constater avec une joie indicible qu’il était totalement à côté de la plaque et que rien de tout cela ne s’est révélé juste !
Pour aller plus loin
L’excellent article de Timothy Snyder The Mump Oligarchy -- A Glossary - by Timothy Snyder
L’article du Guardian ‘Homeless people given free lunch’ to attend Trump Jr event in Greenland
La vidéo Joe Biden « inquiet » à cinq jours de l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche
L’article Elon Musk, Peter Thiel, David Sacks et l’ombre de l’apartheid
L’article How Peter Thiel’s network of right-wing techies is infiltrating Donald Trump’s White House | Fortune