🔴 Les "scenius" et l'astroturfing

Les “scenius” 

1. Contraction de l’anglais scene et genius, le terme scenius désigne un phénomène que l’on pourrait définir ainsi : un cercle vertueux par lequel une forme collective de génie émerge grâce à la synergie de l’intelligence, du talent, de l’intuition de chacun des membres d’un groupe informel. Ouf… Un peu long. En clair, il n’y a pas de grands génies solitaires mais plutôt des vagues de grands (et petits) génies qui s’inspirent les uns des autres dans un écosystème spontané qui les accueille et les stimule. Ouf… c’est encore plus long. 

2. Ce terme a été inventé par Brian Eno, fondateur de Roxy music, pionnier de la musique électronique, co-genius (je n’ai pas trouvé de meilleur terme…) de David Bowie sur la trilogie berlinoise et producteur de U2, Talking heads… Sa conviction : personne ne crée ex nihilo. Chacun s’inspire du travail des autres. Ce jeu d’inspirations croisées permet de créer des choses vraiment nouvelles et intéressantes. C’est comme ça que surgissent des mouvements artistiques, des découvertes scientifiques… 

"Like all art students, I was encouraged to believe that there were a few great figures like Picasso and Kandinsky, Rembrandt and Giotto and so on who sort-of appeared out of nowhere and produced artistic revolution,” he explains.

“As I looked at art more and more, I discovered that that wasn’t really a true picture. What really happened was that there were sometimes very fertile scenes involving lots and lots of people – some of them artists, some of them collectors, some of them curators, thinkers, theorists, people who were fashionable and knew what the hip things were – all sorts of people who created a kind of ecology of talent. And out of that ecology arose some wonderful work.

“So I came up with this word ‘scenius’ – the intelligence of a whole operation or group of people. I think that’s a more useful way to think about culture. Let’s forget the idea of ‘genius’ for a little while, let’s think about the whole ecology of ideas that give rise to good new thoughts and good new work.”

Brian Eno

3. Pourquoi c’est important ? Parce que les scenius transforment nos façons de penser, d’aimer et de vivre. Les penseurs grecs, les artistes de la Renaissance, les impressionnistes, la Silicon Valley… ont changé notre monde. Quand on y pense, les exemples de scenius sont innombrables : le mouvement Bloomsbury à Londres, l’avant-garde des années 20 à Paris, le Swinging London, la Nouvelle vague du cinéma français, le nouvel Hollywood, la Silicon Valley, la K-pop à Séoul… jusqu’à notre French touch. 

4. Mais n’est pas scenius qui veut… Dans un article de 2008, Kevin Kelly, fondateur du magazine Wired, a formalisé les facteurs qui favorisent la constitution d’un scenius : 

• Une appréciation mutuelle : la prise de risque est applaudie, la subtilité est valorisée et un esprit de compétition positif permet aux plus timides de se dépasser. La pression du groupe s’exprime ici sous sa meilleure forme. 

• Le partage rapide des outils et techniques : dès qu’on a inventé quelque chose de nouveau, on le partage avec les autres. Les idées circulent rapidement parce qu'elles s'inscrivent dans un langage et une sensibilité communs.

• La contagion du succès : quand l’un des membres connaît le succès, cela rejaillit sur l’ensemble de la “scène” qui se sent d’autant plus créative. 

• Un environnement tolérant : il est important que ces créateurs puisse évoluer dans un environnement qui ne les rejette pas et tolère leurs transgressions, et de fait les protège. 

5. Les scenius peuvent apparaître n’importe où : dans une région, une entreprise, un quartier, un café, etc. mais, selon Kevin Kelly, ce petit miracle de sérendipité est par essence spontané et ne peut donc être “fabriqué”. Il faut surtout le laisser vivre tel quel, sans modifier quoi que ce soit, même pour soi-disant l’améliorer. 

“The best you can do is NOT KILL IT. When it pops up, don’t crush it. When it starts rolling, don’t formalize it. When it sparks, fan it. But don’t move the scenius to better quarters. Try to keep accountants and architects and police and do-gooders away from it. Let it remain inefficient, wasteful, edgy, marginal, in the basement, downtown, in the ‘burbs, in the hotel ballroom, on the fringes, out back.”

Kevin Kelly 

6. La meilleure chose à faire lorsqu’on n’a pas la chance d’évoluer au sein d’un mouvement créatif, c’est encore d’en créer un, que ce soit dans la vie réelle ou via Internet, en essayant de trouver des gens qui partagent les mêmes inspirations et aspirations, en échangeant, en s’encourageant, en étant ouvert aux idées qui passent. 

7. Enfin, pour certains, il semblerait que les scenius interviennent majoritairement après une crise, une guerre, une épidémie… Vu l’état de crise permanent actuel, nous allons tous devenir des génies !

La leçon à retenir

Pas facile pour les timides, angoissés, sauvages et autres introvertis !

Pour aller plus loin 

• La lettre de Brian Eno à Dave Stewart (1996)

• La vidéo où Brian Eno explique le génie collectif : le scenius

• Conjuring Scenius - Packy McCormick (2020)

• The Problem Of Excess Genius - David Banks (1997)

• Further notes on scenius - Austin Kleon (2017)

• Exemples de scenius : The Effectiveness of Unreasonable Small Groups

• 1 000 true fans - 7about.fr

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L’astroturfing

1. L’astroturfing désigne l’ensemble des techniques qui permettent de faire croire qu’il existe de forts mouvements d’opinion pour ou contre une cause donnée, alors que ces mouvements ont été créés de toute pièce dans le seul but de manipuler l’opinion publique. 

2. L’astroturfing n’est pas un phénomène nouveau. Le sénateur démocrate Lloyd Bentsen, candidat malheureux à la vice-présidence américaine en 1988, sera le premier à employer cette expression, lorsqu’il dénonce une campagne de lobbying orchestrée par une compagnie d’assurance qui lui envoie en masse des courriers signés de citoyens dont elle a en réalité usurpé l’identité. Le terme Astroturfing fait ici référence à une société spécialisée dans les pelouses synthétiques. En France, nous aurions plutôt parlé de citoyens Canada Dry : ça ressemble à des vrais citoyens mais ce ne sont pas des citoyens. 

3. Avec Internet, la capacité à créer de faux mouvements d’opinion a explosé :

• Les trolls multiplient les commentaires en réaction à des posts sur les réseaux sociaux ou à des articles de média reconnus, ou encore les demandes de révision de pages Wikipedia. Objectif : profiter d’une audience constituée pour faire croire à l’existence d’un courant de pensée majoritaire.

• Les bots, ces comptes robots créés pour imiter le comportement humain, répandent de manière automatique et amplifiée, des courants de pensée qui n’existent pas en réalité.

4. L’objectif est de provoquer un effet d’entraînement (bandwagon effect), ce biais cognitif qui nous conduit à adopter des comportements ou des croyances pour la simple raison que d’autres personnes les ont déjà adoptées. Cet effet boule de neige n’est pas à négliger. Selon une étude de l’Université de Stanford publiée en 2017, 35 % des personnes interrogées accordent davantage de crédit à une information likée, commentée ou “partagée”. Technique ultime de l’astroturfing : ajouter des hashtags aux commentaires “artificiels” afin d’apparaître dans les sujets tendances (trend topics) des réseaux sociaux. A partir de là, la machine s’emballe toute seule comme une grande. 

5. Quelques exemples célèbres d’Astroturfing :

• Les fabricants de tabac américains. Dans les années 1990, plusieurs associations se présentant comme indépendantes remettent en cause publiquement les preuves de plus en plus évidentes de la toxicité du tabac. Le pot aux roses est heureusement découvert : ces associations tout simplement financées par les grandes marques de tabac. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même.

• Les débats sur la réforme du système de santé aux Etats-Unis. La mise en place de l’Obama Care (de son vrai nom Affordable Care Act) en 2009-2010, a donné lieu à de nombreuses campagnes d’astroturfing. L’une des plus célèbres met en scène un prétendu groupe de citoyens et professionnels de santé - la “Coalition to Protect Patients” - alors qu’il s’agit en réalité d’une campagne financée par des organisations conservatrices, opposées à la réforme. 

• L’astroturfing intégré à l’arsenal militaire. Lors du conflit du Haut-Karabagh de 2021 opposant l’Azerbaïdjan et l’Arménie, les deux belligérants se sont livrés à une intense bataille d’astroturfing : côté azeri, multiplication des comptes de soutien, côté arménien, grande bataille de hashtags.

6. Certains pays n'hésitent plus à constituer des armées entières dédiées à la manipulation des opinions et à l’astroturfing. Ainsi, la Chine possède une armée dite “des 50 centimes” en référence aux cinquante centimes de Renminbi (environ 7 centimes d’euros) payés pour chacune des publications alimentant une campagne d’astroturfing. Cette armée compterait plus de 2 millions de membres selon l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire).

7. Il serait dangereux de sous-estimer les effets de l’astroturfing : polariser, amplifier les controverses, jouer sur les émotions… toutes ces manipulations permettent de déstabiliser un pays. Ce fléau est d’autant plus difficile à combattre qu’il se situe souvent aux limites de la légalité.

La leçon à tirer 

« Un mensonge peut faire le tour de la Terre pendant que la vérité en est encore à mettre ses chaussures. » Mark Twain

Pour aller plus loin

• Internet Trolling as a hybrid warfare tool: the case of Latviai - Stratcom Otan

• Qu’est ce qu’un bot ? - AWS (Amazon Web Services)

• 99 cas d’Astroturfing au cours de ces 25 dernières années - Université de Québec (UQAM)

• L’effet Bandwagon - 7about.fr